#1 Biographie hospitalière Alsace : Le récit des combats de Solange

Mettre en lumière des personnes inconnues du grand public mais tout autant inspirantes est une des missions du blog de l’association Biographie Hospitalière Grand Est®. Pour ce premier « portrait d’inconnu », j’ai décidé de vous parler de Solange, une femme au parcours de vie cahoteux, aux blessures d’enfance à vif, qui s’est engagée dans un combat de longue haleine pour la « fraternité humaine », puis contre le cancer.

Une rencontre sur un lit d’hôpital

J’ai fait la connaissance de Solange dans un contexte particulier… Je l’ai rencontrée dans une chambre d’hôpital, dans le service d’onco-hématologie de la clinique Sainte-Anne de Strasbourg où j’effectuais un stage de bénévole d’accompagnement en soins palliatifs pour l’association JALMALV Strasbourg. Vous parler de Solange est également l’occasion pour moi de vous parler d’un engagement qui me tient à cœur, l’accompagnement des personnes gravement malades ou en fin de vie.


© Ophélie Haegel-Grosshans

Cette rencontre a eu lieu au printemps 2020. Ainsi, le 2 mars, j’ai poussé la porte de la chambre n°156. Comme lors de chacune de mes interventions de bénévole en formation, je ne sais rien de la personne qui se trouve derrière, mise à part peut-être que si elle se trouve là, c’est que sa santé va mal, très mal à vrai dire. Je suis là pour la distraire. Faire la conversation, la lecture, pour manger un éclair au chocolat à la cafétéria, partager des moments simples. Mon action consiste à offrir aux malades hospitalisés quelques minutes, parfois des heures, d’échanges humains hors du cadre des soins hospitaliers, même si le fait est qu’ils sont hospitalisés.

En ce lundi après-midi, j’ai été bousculée, bouleversée par la femme qui occupait la chambre n°156. Je me suis présentée, elle ne m’a pas repoussée (ce qui peut être le cas des gens les plus mal en point ou qui souhaitent rester seuls). « Oui, je veux bien discuter avec vous. Prenez place. Elle m’indique un fauteuil placé près de la fenêtre. Si vous le voulez bien, j’aimerais d’abord regarder la fin de ce film que j’adore. » L’œuvre cinématographique dont elle parle s’intitule « L’Œuvre de Dieu, la part du Diable », de Lasse Hallström avec Charlize Theron et Tobey McGuire. Elle met en scène l’histoire d’un orphelinat américain, du début du XXe s., où sont mis au monde des enfants non désirés et où sont avortées illégalement des femmes désespérées. « Ce sujet me touche profondément ».

« Vous ne seriez pas écrivain ? »

À l’issue du générique, Solange se tourne vers moi et lâche, d’un coup d’un seul, « vous ne seriez pas écrivain, vous, par hasard ? » Le fait est que oui, j’écris des romans depuis l’âge de 10 ans et des biographies privées depuis 2016. « Alors, je vais vous raconter mon histoire, pour quelle figure quelque part, noir sur blanc ». Sa détermination était totale.

Après avoir soigneusement nettoyé les verres de ses lunettes, elle se lance, commence. « À 4 ans, j’ai été violée par mon père. » Mon sang se glace, bien sûr. « C’est mon premier souvenir d’enfant et je vous préviens les autres ne sont pas plus réjouissants ».

« Maman n’avait pas d’argent, pas de métier et deux bouches à nourrir.  »

Enfant non désiré, Solange est née en Allemagne, au cœur de l’été, en août 1970. « Maman venait d’émigrée de Yougoslavie avec rien, absolument rien. » Elles vécurent quelques années en compagnie de son père et son petit frère, avant de venir soudainement s’établir en France, au printemps 1975. La vraie raison de ce brusque départ ? « Je ne sais pas au juste, je pense que c’était pour fuir mon père. »

À Strasbourg, la famille vit toujours dans des conditions précaires. « Maman n’avait pas d’argent, pas de métier et deux bouches à nourrir. » Sa vie était plus difficile encore qu’Outre-Rhin. « En juillet 1976, elle nous a emmené à la Grande Braderie. Nous n’étions pas là pour faire la chasse aux bonnes affaires, du moins ni moi ni mon frère. Maman m’a demandé de patienter à proximité d’un stand sur lequel étaient présentés des encensoirs, que j’ai pris pour des lampes magiques, comme dans Aladin. »

Pendant ce temps, la mère de Solange était en conversation avec un homme qui fixait avec insistance la fillette. « Au bout de quelques minutes, j’ai vu maman saisir une liasse de francs. Je la revois léchant son doigt avant de compter les billets un par un. Cette image m’a hanté toute ma vie. ».

« Ce jour-là est née ma haine de l’injustice ».

Son argent en poche, elle a rejoint ses enfants, les entraînant vers un passage piéton. « Avant de traverser, il faut regarder à gauche puis à droite. J’ai regardé à gauche et lorsque j’ai tourné la tête vers la droite, elle n’était plus là. » La mère de Solange avait disparu dans la foule des badauds. « Je suis restée plantée là quelques instants, jusqu’à ce qu’une dame, qui sortait d’un café, ne me remarque et se précipite.

— Où est ta maman ? Je ne lui ai pas répondu, je n’avais confiance en personne. Est-ce cette dame blonde ta maman ?

— Non, elle a les cheveux noirs. »

Finalement, cette dame a alerté la police. Solange, déjà perspicace malgré son jeune âge, parvint à dresser un portrait suffisamment détaillé de l’homme qui venait de « l’acheter ». Ainsi, un réseau de trafic d’enfants a été démantelé grâce à une enfant de presque six ans. « C’est ce jour-là qu’est née ma haine de l’injustice et ma confiance en la police ».

Lutter contre l’injustice, son sacerdoce

Pourtant, aussi étonnant que cela puisse paraître, après ces évènements, Solange est retournée vivre auprès de sa mère, peu de temps plus tard. « J’ai toujours voulu retourner chez maman. Sans elle, je n’avais ni foyer ni famille. Je l’aimais. C’était ma mère et elle vivait dans une immense précarité». Un jour, Solange lui a demandé :

— Pourquoi moi plutôt que mon frère ?

— C’est un garçon, il pourra toujours m’aider à travailler ».

La réponse avait le mérite d’être honnête, même si elle était blessante. L’Injustice s’est superposée à la blessure d’abandon qui peu causer une dépendance dangereuse. « Nous avons cohabité en famille plusieurs années. Nous avons connu des moments difficiles, chaotiques, mais nous avons survécu ».

Après son adolescence dans les années 1980, au cours de laquelle elle a « découvert la musique, le rock », à dix-huit ans Solange prend son indépendance. Travailleuse, elle vit de petits boulots, humblement et s’évade en jouant de la guitare basse dans un groupe, sa passion.


© Section PCF Gautier Heumann

« Ensemble, nous sommes une force »

Pour tenter de se construire plutôt que de s’autodétruire, à la fin des années 2000, elle choisit encore la passion. Elle s’engage dans la lutte contre les injustices et devient militante du Parti communiste français (PCF) auprès de la section Gautier Heumann de Schiltigheim-Bischheim. Elle se montre volontaire, exprime ses idées, participe aux débats, tracte sur le terrain. Elle sera même présente sur la liste de sa section aux élections municipales de sa ville en 2014 et 2018. Elle rejoint les bénévoles des Petits Frères des Pauvres et donne de son temps pour rompre l’isolement des personnes âgées.

Ouverte sur le monde et les gens, malgré les épreuves, Solange tente d’éloigner ses démons en menant une vie de femme d’action qui ne se contente pas de déplorer l’injustice mais agit pour lui faire perdre du terrain. « Ensemble, nous sommes une force », l’adage de sa section PCF est une idée en laquelle Solange croit de tout son cœur. Si cette vie de lutte l’a passionné, au fond d’elle, elle a toujours été sujette à la dépression.

Le passé ressurgit brutalement

Tandis que sa vie se stabilisait, qu’elle en était satisfaite, ses traumatismes d’enfance ont soudainement refait surface. « J’étais à Paris, à la fête de l’Huma. Il faisait chaud et j’ai fait l’erreur de boire deux ou trois verres de Caïpirinhas alors que j’avais pris des antidépresseurs ». Black out. Solange a été victime, sans prévenir, d’une crise psychotique obsessionnelle. Hospitalisée puis suivie par un psychiatre, il a fallu qu’elle apprenne à gérer cette maladie. « C’était le contrecoup de tout ce que j’ai vécu pendant mon enfance. Tout était encore là, à l’intérieur. » Comme elle l’a toujours fait jusqu’ici, Solange a affronté avec force et détermination ce coup du sort.

Son amour pour Berlin

Malgré les difficultés, Solange est une femme qui aime la vie et sait en tirer le meilleur parti. « En 2010, pour mes 40 ans, on m’a offert un voyage à Berlin. C’est là-bas que j’ai gravé dans mon esprit le meilleur souvenir de ma vie ; une vue panoramique de la capitale allemande. Je me suis rendue sur l’Alexander Platz et suis montée au sommet de l’emblématique Berliner Fernsehturm (la tour de télé de Berlin) », le plus haut édifice (368 m) accueillant du public en Europe.

Berliner Fernsehturm, Groupe M56.

« Cette vue plongeante sur la ville qui s’étalait devant mes yeux, a été pour moi un moment extraordinaire. J’ai été bouleversée par la beauté de ce que je voyais. Je suis tombée amoureuse de Berlin. J’y suis retournée deux fois avant de tomber malade. »

« Mon cancer, c’est ma colère »

« Aujourd’hui, je suis en bons termes avec ma mère. Elle m’épaule, elle est là, présente pour moi dans cette épreuve difficile. » En août 2018, un médecin diagnostique chez Solange un cancer grave, « c’est ma colère ». Incurable, c’est lui qui l’a conduite sur le lit d’hôpital où j’ai fait sa connaissance.

Nous avons discuté pendant 2h30. Je suis partie en pensant la revoir le lundi suivant. Le confinement du 17 mars 2020 a été imposé pour freiner épidémie de Covid-19 et je n’ai plus été autorisé à me rendre à la clinique. Le temps était compté, j’ignorais à quel point. Je ne l’ai jamais revu. Solange, femme sensible, sincère, dont l’opiniâtreté et la force de cœur forçaient le respect, a rejoint un monde meilleur le 28 avril 2020. Elle avait 49 ans.

« Être là, pour écrire »

J’aurais aimé pouvoir lui poser plus de questions, pouvoir approfondir les histoires qu’elle a bien voulu partager avec moi, entrer davantage dans les détails. J’espère avoir retranscris aussi fidèlement que possible ses propos, recueillis sur le vif sans carnet ni stylo. Techniquement, je n’étais pas là pour ça. C’est d’ailleurs cette frustration qui m’a amené sur le chemin de la biographie hospitalière et de la création de l’association Biographie Hospitalière Grand Est®. Je souhaite, aujourd’hui, être là pour ça et que d’autres auteurs en Alsace, en Lorraine ou en Champagne-Ardenne en fassent prochainement de même !

À lire également :

La Lettre Elsan du Grand Nancy parle de la biographie hospitalière, à travers le travail de notre biographe Sophie Varadi.

Le portrait de Marjorie Berti dans la presse quotidienne lorraine (Le Républicain Lorrain).